lundi 28 janvier 2008

Retour a l'auberge

L'auberge espagnole: j'ai revu le film de Klapisch aujourd'hui. Pendant ses examens à l'hôpital le héros de cette histoire rêve qu'il a oublié le français. "J'ai oublié ma langue maternelle" dit-il en espagnol.

Mes parents: leur langue maternelle était le yiddish.

A moi aussi: ça m'arrive parfois ... Je cherche un mot en français, je l'ai oublié ... puis deux mots, puis toute une phrase. Parfois c'est plus simple pour moi de ne plus parler le français.

Moi: ma langue maternelle est le français.

Le choix linguistique: quand j'ai eu mon premier enfant j'ai fait le choix de ne pas lui apprendre le français, ma langue maternelle. Je portais alors en moi une colère contre mes racines linguistiques qui était à priori inexplicable.

Mes enfants: leur langue maternelle est l'hébreu.

Et pourtant: je n'en veux pas à la langue française. Elle ne m'a jamais fait que du bien. En n'en faisant pas une des langues maternelles de mes enfants, j'ai voulu couper les ponts à ma manière. J'ai voulu dire " la France n'était pour moi qu'une gare de transit identitaire".
Mon pays natal avait pour mission de faire tampon entre la Pologne et moi. Mission accomplie.

Ma petite fille: sa langue maternelle est le yiddish.

Ou presque.

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

Ca alors

Ça alors!: je ne me souviens plus quand on doit écrire ça ou çà avec un accent ... C'est grave docteur?

Mon médecin: j'ai besoin de lui. Le médecin de ma mémoire, de ce que je suis. Il est devenu lui-même un objet de ma souvenance. Il est devenu comme les autres, un mannequin disloqué, utilisé, fatigué. Il me manque.

Et pourtant: à l'intérieur de moi, silencieux mais puissant comme un père intérieur, comme une mère intérieure, à cet endroit là, il me protège, il m'aime et je sais qu'il est indestructible.

Il me dit: c'est comme ça. On ne sait pas toujours où mettre l'accent. On ne sait pas toujours quand c'est grave, ou aigu ou même circonflexe. On ne sait rien. Certaines choses n'ont pas l'importance qu'on leur accorde.

Ma soeur me manque: j'attends à tout moment la naissance de mon petit-fils, mon deuxième petit-enfant. J'attends le début de cette vie et je ne sais plus ... je ne sais plus ce que ma soeur aurait dit. J'aurais bien voulu lui téléphoner, maintenant, à cet instant, au lieu d'écrire une note sur mon blog.

Je me demande: qui est l'enfoiré qui a déclaré qu'une année c'était suffisant pour faire son deuil?

Ceci n'est pas un coup de déprime: ceci est un accent grave sur çà.

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

mercredi 23 janvier 2008

Tai Chi, la chienne blanche - fin

Ceci n'est pas un conte
mais une histoire vraie



- Judith ouvrit la bouche mais elle ne dit rien d'intelligible. Elle prit le combiné du téléphone.

- Ton grand-père, Isaac Silberstein, il est en vie, Rani?
- Non, il vient juste de mourir.
- Je l'ai connu. Ma mère l'a connu. Ils était voisins à Tarczyn.
- Ah bon?
- Ils étaient amis d'enfance.
- Ah oui?

Judith ne pouvait pas dire la vérité à Rani. Le nom des Silverstein avait hanté la maison des Grossman pendant des décennies.

- J'aurais jamais du me marier avec toi, de toute façon, j'avais déjà un fiancé moi. J'avais déjà un fiancé!! Tu m'entends Hershele?
- Oui je sais Myriam ... Mais il ne faut pas m'en vouloir; je ne le savais pas à l'époque.
- Avec Silberstein, je n'aurais pas été si malheureuse.
- Le passé c'est le passé.
- Silberstein, lui il était doux et aimable, pas comme toi espèce de brute.
- Et voila, c'est reparti ... Silberstein par ci, Silberstein par la ...
- Maman, ça suffit.
- Ah toi Judith, ça ne te regarde pas.
- Si ça me regarde ...

- Mais pourquoi "Silber", vous avez changé votre nom? Demanda Judith à Rani.
- Non pas du tout, j’utilise "Silber" sur l’Internet comme pseudonyme mais mon nom est Rani Silberstein.

Six mois exactement après la triple rencontre de Sandra, Rani et la chienne blanche, le jeune couple se fiança et commença les préparations d'un grand mariage à Tel-Aviv. Vous aurez tous compris à cette heure que le nom de la chienne blanche blessée, la jolie survivante qui fit réunir Sandra et Rani, n’était pas vraiment Tai-tchi, mais Tarczyn.

Dès ses retrouvailles avec la famille Silberstein, une évidence sauta aux yeux de Judith : Isaac n'avait pas pipé mot de ses anciens projets de mariage avec Myriam Blumfeld. Il n'en avait parlé à personne. Il avait bel et bien tourné la page en 1933. Pourtant, quelques jours seulement après la mort de son grand-père, Rani pénétra dans un canal de chat. Il resta en attente devant l'écran pendant de longues minutes et vit qu'il n'y avait personne. Il s'apprêtait à partir quand quelques mots se tracèrent d'eux-mêmes sur l'écran:

- Bonjour. Quelqu'un est en ligne?
- Oui. Bonjour. Tu es nouvelle?
- Mes amies m'ont donné l'adresse de ce chat, mais cela semble bien vide.
- Non, d'habitude il y a du monde.
- Et qu'est-ce que tu fais là tout seul?
- Je ne sais pas ... J'attendais.
- Et tu attendais quoi?
- Mais je t'attendais ... J'attends depuis longtemps.

Rani et Sandra ne sont pas des personnages de conte de fées ; ils sont bien réels. Le début de leur première conversation sur le canal de chat a été reproduit mot à mot.

A Jerusalem, au creux de l'hiver 2008, ils attendent sous peu la naissance de leur premier enfant.


Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

dimanche 20 janvier 2008

Tai Chi, la chienne blanche - II

Ceci n'est pas un conte
mais une histoire vraie


La grand-mère maternelle de Sandra, Myriam Blumfeld, était née et avait grandi à Tarczyn, un hameau de 1300 habitants situé au sud de Varsovie. Le père de Myriam était marchand de bétail, sa mère tenait une épicerie. Leurs voisins, les Silberstein, étaient eux aussi commerçants, les uns tenaient le moulin, les autres une épicerie ou travaillaient dans le fourrage. Myriam Blumfeld et Isaac Silberstein se connaissaient depuis leur enfance. Puis, les années passant, ils tombèrent amoureux l'un de l'autre et en 1932 conçurent le projet de se marier et de partir ensemble en Israël. Mais il ne devait pas en être ainsi ... Le vieux père de Myriam s'opposa formellement au départ de sa petite dernière.

- Pour rien au monde je ne te laisserai partir en Israël. Une contrée lointaine puant les marécages avec la malaria et la dysenterie ... non jamais ...
- Mais papa ...
- Jamais, j'ai dit. J'ai soixante-dix ans passés. Tu veux ma mort ma chérie? Et ta mère, Myriam, as-tu pensé à ta mère?
- Bon alors Isaac partira en éclaireur, trouvera du travail à Tel-Aviv et moi je le rejoindrai plus tard ...
- Mais oui mon trésor, plus tard. Tu le reverras bien un jour ton Isaac. En attendant on est pas bien à Tarczyn? On est pas tranquille ici?
- Oui papa.

Nous étions au début de l'année 1933. Dès qu'Isaac Silberstein eut le dos tourné Myriam fut présentée à Hershel Grossman qui de Paris était revenu en Pologne, sa terre natale, pour trouver une fiancée convenable.

- Mais il n'est pas question que je rencontre ce Grossman! S'esclaffa Myriam.
- Tu fais ce que ton père te dit, articula très lentement madame Blumfeld.
- Mais maman ...
- Il a soixante-dix ans passés. Il est malade ...Tu veux sa mort ma chérie? Ton père, Myriam, as-tu pensé à ton père?
- Oui maman.

Quelques mois plus tard, Myriam était mariée avec Hershel Grossman et émigrait en France. Isaac, installé à Tel-Aviv, en fut avisé par un de ses frères; il se fiança et se maria dans l'année. Chacun construit ainsi sa vie et leurs chemins se séparèrent. Après la Shoah, la famille Silverstein, installée en Israel depuis les années trente, retrouva la trace de Myriam et Hershel Grossman. A travers une correspondance erratique, Myriam apprit qu'Isaac et ses frères dirigeaient une usine de pare-brises. Judith Kohl, lors de ses séjours en Israël, avait rencontré les frères Silberstein et leur progéniture exclusivement masculine. Durant ces visites son horizon s'était voilé d'une troupe de grands gaillards à l’ossature impressionnante.

Mais revenons à Sandra , la petite fille de Myriam. Celle-ci est au téléphone, comme à l’habitude, parlant à Rani. Soudain elle appelle sa mère:

- Isaac Silberstein, maman.
- Quoi Isaac Silberstein?
- C’est son grand-père maman, Rani est le petit fils d'Isaac Silberstein. Ca te dit quelque chose?

A suivre ...

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

jeudi 17 janvier 2008

Tai Chi, la chienne blanche - I

Ceci n'est pas un conte
mais une histoire vraie


Il fallu des vacances solitaires en l’hiver 2001 pour donner à Sandra Kohl l’idée de communiquer avec ses amis sur un canal de chat. Rapidement, comme le veut son age et la prédilection de ce moyen de communication effervescent, Sandra rencontra sur ce canal un jeune homme de 22 ans, étudiant à l’université de Haifa. Peu à peu la lycéenne donnait à son entourage des détails sur ce garçon; son éducation, ses goûts, son milieu. Tous deux commencèrent à communiquer fébrilement sur le chat, par e.mail et au téléphone. Sur les en-têtes des e.mails le nom du jeune homme s'affichait clairement: Rani Silber.

Peu avant les fêtes de Pourim, Rani trouva au bord de l'autoroute une jeune chienne blanche gravement blessée, un berger allemand de toute beauté. Il l’emmena chez le vétérinaire, la fit soigner et vacciner. Dans l'impossibilité de garder l'animal chez lui, habitant dans un appartement et possédant déjà deux grands chats persans, il se tourna tout naturellement vers sa nouvelle amie. Il la supplia de l’aider à trouver rapidement un foyer pour cette jolie chienne. Le service vétérinaire municipal avait en effet fixé un délai après lequel, si un propriétaire ne se présentait pas, la chienne serait piquée. Deux jours plus tard, le jour même où le délai pour la chienne expirait, le téléphone sonna chez les Kohl et une femme d'un Moshav des alentours demanda des renseignements sur la chienne blanche. Sandra avait en effet rédigé des annonces et les avait faites distribuer dans tous les villages des environs. Ainsi l'animal fut-il adopté par une famille de fermiers qui se rendirent chez Rani le jour même. Avant d’emmener leur nouvelle locataire les jeunes fermiers prirent connaissance du nom de la chienne blanche et Rani leur dit : « Cette chienne s'appelle Tai Tchi ».

Le jour de Pourim Sandra dit doucement à l’oreille de sa mère:
- Je vais aller voir Tai Tchi.
- C’est une excellente idée, s'exclama madame Kohl. Et tu y vas comment? Tu prends le bus?
- Non, dit Sandra. Pour plus de précisions Rani et moi allons rendre visite à Tai chi.

Monsieur et madame Kohl se regardaient, incrédules. Quelque part entre le moment où Sandra avait fait ses premiers pas et le moment où elle partait se promener à la campagne avec un jeune homme, des années avaient du passer , sans doute, mais ils n’en étaient plus surs tout à coup. Rani ne se contenta pas d’attendre Sandra en bas de la maison, il vint à leur porte et pénétra dans l’appartement. Ce grand gaillard fit connaissance immédiatement avec leur petite ménagerie: les oiseaux, l'iguane, la tortue, les poissons et les gerboises. Il entreprit une conversation avec le chat qui ne manqua pas d’intriguer madame Kohl. « D'où vient donc ce garçon qui parle avec les animaux comme on parle avec les hommes? » Se demanda-t'elle. Nos deux amis repartirent pour aller saluer leur survivante. Ils revinrent de la ferme souriants et heureux après cette randonnée campagnarde. Ainsi tous deux continuèrent de se rencontrer.

Quelque temps plus tard Judith Kohl demanda à sa fille ce que les parents de Rani faisaient dans la vie. Sandra lui répondit :

- Sa mère est médecin. Son père dirige une usine de pare-brises, une entreprise familiale héritée du grand-père.
- Des vitres pour voitures, des pare-brises!! Grand-père… Silber … Tu es sûre que Rani s’appelle Silber? Moi je te dis … non, il ne s’appelle pas Silber ...
- Mais c'est simple, dit Sandra, je lui demanderai demain.

Judith alla se coucher ce soir là toute bouleversée, se disant que son imaginaire faisait des heures supplémentaires. Et pourtant…l’image imposante de Rani dans l’encadrement de la porte, la carrure, le mètre 90, les oreilles un peu décollées, c’était bien ressemblant à ces personnes, à cette famille, oui ... à la tribu Silberstein.

A suivre ...

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

samedi 12 janvier 2008

Histoire de tapis

Mademoiselle Durocher, qui était férue de tapis, se mit dans la tête de s’endormir un soir sur le plus beau tapis du monde. La question qui se posa tout de suite: où trouver un bon marchand de tapis? On lui dit que les marchands de bonheur gardaient toujours un tapis dans leur armoire, juste au cas où. Mademoiselle Durocher partit donc en quête d’un marchand de bonheur. Le premier qu’elle trouva lui dit:

- Voulez-vous m’épouser? Je vous promets le plus beau des tapis et de plus, inusable.

Comme elle était de nature curieuse Mademoiselle Durocher répondit:

- Mais oui bien entendu!

C’est ainsi qu’elle devint Madame Dufond Dulac. Enroulée dans son tapis de noces elle s’endormit … pour au moins 20 ans.

Madame Dufond Dulac se réveilla donc 20 ans plus tard, enfin, exactement 21 ans plus tard. Un peu effarée et confuse d’avoir dormi si longtemps elle demanda à celui qui l’avait finalement sortie de son sommeil:

- Qui êtes-vous?
- Je n’en suis pas sûr, répondit-il, je passais seulement par là et sans m’en rendre compte je vous ai bouleversée, enfin …je vous ai bousculée. Mes excuses.
- Mais pas du tout, lui dit Madame Dufond Dulac en essuyant la poussière qui, elle s’en rendait soudain compte…la couvrait toute entière. Qui êtes-vous? lui demanda t-elle de nouveau et que faisiez-vous sur ce chemin?
- Je m’appelle Monsieur Dudesir. Je me suis égaré en recherchant une de mes balles qui s’est perdue vers la rivière. Vous n’auriez pas vu…par hasard?
- Mais si, justement, dit Madame Dufond Dulac. Quelque chose m’a heurtée de plein fouet … J’ai même une marque sur le front. Vous voyez?
- Oh je suis désolé, dit Monsieur Dudesir, venez donc chez moi, je vous soignerai.
- Mais avec plaisir, dit Madame Dufond Dulac, je vous suis.

Il partirent donc ensemble, mais soudain, Madame Dufond Dulac se souvint du tapis! De son tapis de noces qu’elle avait laissé près de la rivière.
- Attendez! Attendez! S’exclama-t-elle soudain. Et mon tapis? J’y tiens beaucoup!

Monsieur Dudesir la regarda d’un air rêveur et un peu amusé.

- Vous savez, lui dit-il dans l’oreille, moi aussi je suis marchand de bonheur! Depuis des siècles je conserve ce beau tapis dans mon armoire. Je ne vous promets rien, mais si cela vous tente?

Ils s’éloignèrent ensemble, allégrement, la main dans la main, conversant de choses plus ou moins anodines, lorsque soudain!! La terre s’entrouvrit sous leurs pieds. Ils se retrouvèrent chacun perché de part et d’autre d’un gouffre immense.

- Pourquoi m’avez vous si tôt abandonnée? S’exclama Madame Dufond Dulac.
- Mais c’est la terre, c’est la terre! cria-t-il de son côté.
- Pourquoi? Pourquoi ne m’avez-vous pas serrée plus fort? Nous serions ensemble …du même côté de l’abîme.
- Je n’en ai pas eu la force, dit Monsieur Dudesir, je ne savais pas encore, vous comprenez, que je vous aimais tant.

C’est ainsi que séparés, ils rêvaient l’un à l’autre tandis que l’hiver poursuivait son cour. Madame Dufond Dulac eut encore une idée pourtant …

- Dites moi, Monsieur Dudesir, vous qui êtes si loin et si proche à la fois, dans votre pays, est-ce qu’il gèle en février?
- Mais oui madame, quelle question!
- Alors, il suffit d’attendre! Vous voyez, toutes ces larmes que j’ai versées dans le gouffre qui nous sépare, bientôt elles seront gelées, et vous pourrez ainsi venir me retrouver.
- C’est entendu, dit Monsieur Dudesir, soyons patients, soyons patients.

Les grands froids couvrirent bientôt d’un lac de glace dur et transparent l’abîme insurmontable qui troublait tant les amants. C’est sur ce tapis de glace que Madame Dufond Dulac et Monsieur Dudesir célébrèrent leur union si amèrement gagnée et que l’hiver se figea dans cette partie du monde pour ne plus jamais les séparer.

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

mardi 8 janvier 2008

C'est deja maintenant

Mon idée de départ: Après l'expérience précédente et envoûtante de "10 minutes pour écrire un mot", pourquoi ne pas changer de vitesse?

Ma mission
: Deux minutes pour quelques lignes ...

Je me questionne grave: Sont-elles, ces deux minutes soudain arrachées du temps, l'expression du bonheur, de la grâce acquise en 51 ans et du vécu lumineux de ces années changeantes?

Ou encore: Sont-elles l'expression du passé figé et incontournable, de la marque grasse des choix indélébiles sur une page nette et d'un vécu parfois violé, muet et sanguinolent?

Une minute encore: ou sont-ce des secondes? J'aime les mots de ma vie et ils me le rendent bien.

La bousculade: dans un rugissement discret les mots s'échappent vers le néant de la prochaine minute qui aura lieu ailleurs, en dehors de cette note.

Le néant: C'est déjà maintenant

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

mardi 1 janvier 2008

Les amoureux de l'an 2077 - Fin

Petit conte futuresque
en deux volets


- Non, Will, je ne comprends pas. Restez malgré tout. Je me suis habitué à vous. J'aime vous voir travailler, vous voir tout simplement.
- Oui tout simplement. Être ensemble. C'est impossible ... Vous ne comprenez pas Maximillien, nous ne devons pas, ils vont faire ... Vous devez vous taire, sinon je ne garantis pas de votre avenir.

Will s'était rapproché de moi. Sa main subrepticement saisit la mienne et la plaqua contre la baie glacée sous le couvert de mon manteau.
- Mon avenir, Will! Mais entendez-vous ce que vous dites? Vous n'êtes qu’une machine! Vous me faites rire. Les larmes me brûlaient tandis qu'en secret, je serrais la main de Will, plus fort, plus fort encore.
- Vous êtes méchant, dit-t'il. Pressant son menton oblique contre mes cheveux noirs il murmura: - Je ne suis même pas sur que vous sachiez aimer mieux que moi.
- Il avait dit “méchant” et je me retrouvais soudain devant une femme, impatiente, grave, qui dans un recoin de mon enfance gesticulait infatigable. Qui était-elle et à qui parlait-t’elle?

- Oh la méchante, oh la méchante petite fille. Regardez comme elle n’a pas obéi à sa maman. Regardez comme elle s’est salie. Voyez comme elle n’en fait qu’à sa tête. D’ailleurs tout le monde le dit que tu n’es pas gentille avec ta maman. Tout le monde le sait que tu ne m’écoutes pas. D’ailleurs quand je dis papa est salaud tu devrais me dire oui, oui, oui, mais tu ne m’écoutes pas, tu dis oui, et puis tu vas le voir et tu l’embrasses en plus mais c’est abominable, tu t’es salie tout, combien de fois il faut te dire. Il faut pas se salir, viens t’essuyer, viens vite t’essuyer je dois partir, sois bien gentille hein, je sais que tu es une bonne élève, je m’en vais. Mais moi je sais pas où il est ton sac d’école, il faut demander à la bonne, hein elle est gentille la nouvelle bonne, j’espère qu’elle volera rien comme celle d’avant. Pourquoi tu tousses? Tu tousses toujours juste au moment où je suis pressée. C’est pas grave, au revoir ma chérie, oh la la qu’est-ce qu’il est tard c’est de ta faute papa va hurler.

J’examinais mon visage flou reflété dans la vitre du restaurant. Derrière elle Will s’éloignait. Mon visage d’homme se souvenait. Loué soit celui qui nous protège, il m’avait laissé grandir! Ces souvenirs de petite fille m’avaient été un jour expliqués dans un forum sur le phénomène de la Mémoire Adultérée. Certains de ma génération se plaignaient de souvenirs confus, désordonnés, dus aux ajustements neurologiques mis en pratique au lendemain de la Grande Guerre de l’an 2055. Il arrivait donc parfois, par accident, qu’un homme ait des souvenirs de petite fille. Les miens me poursuivaient comme un masque sur chaque minute de ma vie. Je sortis de l’Olivier dans un état second, me répétant les instructions de Will “Prenez un taxi B, un taxi B., ce n’est pas grave n’est ce pas? Un taxi B.

Ce n’était pas la première fois qu’une de ces sales machines m’abandonnait. Ces sales sales machines pensai-je. Mais qui donc a besoin de ces saloperies? Qu’est que Will avait dit? “Une machine qui aurait voulu vous aimer” Non, il avait dit autre chose, une phrase blessante que j’avais déjà oubliée. Cet individu sans cœur avait parlé d’aimer. Que savait-il de l’amour des hommes! Du dernier prototype, le NRWK de l’an 2074, il venait de passer six semaines à mes côtés dans la tradition du “Board of International Societies United”, en court le BISU .

- Décidément, vous êtes incorrigible, martèlera demain le commandant Gerol, responsable du placement des prototypes NRWK 74 dans mon quartier. Sa face étalée sur le Mur il hurlera:
- On vous donne une machine, c'est pour faire le ménage, les courses, modérer les transmissions du Mur. Pas pour faire des sentiments vous m'entendez? Maximillien NRWK 66, vous m'entendez???
- Oui mon commandant. Pas de sentiments ... Je sais mon commandant.
- Bon, je vous en donne un troisième mais c'est le dernier. Si vous recommencez vous passez à la casse et lui avec.
- Oui mon commandant.

J'attends un taxi dans le vent froid et poussiéreux Je lève la main que Will a serrée dans la sienne. Je la porte à ma bouche. Je hume son odeur. Ah, si ce n'est pas de l'amour, j'appelle ca l'amour quand même.

Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008