lundi 6 août 2012

Le Cher: la rive gauche vers l'aval


Souvent je me promenais seule à l'amont du Cher. Cet endroit m’était familier; l'endroit où mon père amarrait son bateau était en quelque sorte une de mes adresses personnelles. Quand mon père est mort, je ne saisissais pas vraiment l'ampleur de cette disparition. Je pleurais à peine. Seule l’idée de son bateau qui l'attendait sur la rive et attendait et attendait sans savoir que son maitre ne reviendrait plus, seule cette idée m’était insupportable. Tout le long de ma vie, je me suis imaginée certains soirs endormie dans le bateau de mon père, naviguant doucement, sans savoir quel était mon but.

Encore des paroles pour éviter de parler de l'aval.  L'aval de la rivière était à son amont ce que l’hémisphère droit est à l’hémisphère gauche du cerveau. Nous y allions moins souvent, même rarement. Nous n'y allions jamais, au grand jamais, seule. Ce qu'on avait à y faire n’était pas clair. Au début de mon existence je me suis laissée d'abord entrainée par les enfants plus grands. Ils nous montraient le chemin qui était pourtant simple puisqu'il s'agissait évidemment de longer la rive du Cher.

A partir du pont,  le Cher perdait de sa profondeur.  Les bateaux de pécheurs ne pouvaient donc pas s'y engager. Plus tumultueux, avec des rochers et des herbes partout, le courant bouillonnait dans sa descente. Mon père tentait parfois sa chance sous le pont avec un lancé. Il portait alors ses bottes de pêche dans lesquelles il avait très belle allure. Mais la promenade n'avait pas cette fois-ci pour but de retrouver mon père. Parfois, il est vrai, alors que nous nous engagions dans le chemin sinueux et souvent ombragé qui longeait la rive, la silhouette de mon père se profilait un instant. Mais j'allais de l'avant, avec les autres, obéissante, soudain timide et nerveuse.

L'ancien moulin se tenait sur le bord de l'eau. Détruit pratiquement en son entier. Entouré de fils barbelés, il semblait inaccessible. Pas une seule fois je ne m'aventurais aux abords des murs en ruine. Tous, nous passions notre chemin, en groupe de 3 ou 4. Personne ne s’arrêtait au niveau du moulin. Bien au contraire, nous accélérions en baissant la tête, l'air très préoccupés par les orties ou les branches mortes. Plus tard, juchés sur les petites iles au centre de la rivière nous frottions les fleurs de savon entre nos doigts et nous nous lavions en riant, comme si ce scenario qui consistait en feindre de se laver dans sa baignoire avait été le but de la promenade.

Au retour, trempés jusqu'aux os, nous n'avions évidemment pas emmené de serviettes, nous jetions un regard discret sur le moulin délabré. Nous échangions des regards dubitatifs. Soudain un de nous s’avançait vers les ruines, hilare, téméraire. Une autre le suivait. Debout à côté  des fils barbelés tout rouillés nous étions silencieux, à l’écoute de cette odeur qui doucement se propageait et nous enveloppait.
- Et ben çà pue, s’esclaffa Mireille le nez dans les mains.
- Moi je m'en vais, dit Françoise.

Moi je pensais aux blockhaus qui s’égrenaient sur les plages de Normandie, à leur odeur violente, parfois repoussante. Je pensais à la fascination que ces simples édifices de béton exerçaient sur moi. Mon envie de les pénétrer, puis immédiatement de m'en échapper. Je voyais les petits garçons y jouer à la guerre avec délectation,  les couples s'y éclipser quelques instants le crépuscule venu. Moi, j’avais peur de ces bâtisses toutes carrées. Elles ne m'inspiraient pas du tout confiance. A leur proximité je me sentais sans existence, sans avenir, dans une sorte de vacuum infernal où la nausée m'engouffrait.

Je regardais la marée montante et les châteaux de sable qui s’écroulaient un à un. La plage se vidait  et dans le silence, seul le fracas des flots noirs me rassurait et rythmait mes pas sur le sable. Ma mère ne portait plus ses lunettes de soleil, elle me regardait tout droit dans les yeux. Me demanderait-elle si j’avais faim, ou si j'avais froid? Si je m’étais baignée ou si j'avais joué avec d'autres enfants? Elle ne dit rien, leva légèrement son bras vers moi et je m'assis près d'elle, humant l'odeur de  la crème solaire sur sa peau. Ensemble nous regardions le dos pourpre des vagues sous le soleil couchant.

- Ou tu vas? Demanda Mireille.
- Viens, il est tard, on rentre, dis-je.



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