lundi 30 janvier 2012

Auto-stoppeuse

Il m'était arrivé durant mon enfance de prendre des trains de nuit, surtout pour des colonies de vacances. Nous dormions sur une couchette rudimentaire et le broiement régulier des roues nous berçait énergiquement vers des lieux de villégiatures plus ou moins féeriques. Pourtant cette nuit là, entre le 31 août et le 1er septembre 1976 je passais la nuit dans un train, debout dans les couloirs, sans couchette et sans place assise. Ma grande soeur se tenait le dos contre la paroi métallique du wagon, ses yeux de charbon sur les miens, la main sur la poignée de sa petite valise. C'était une bien vilaine nuit que cette nuit-là.

Un mois plus tôt, j'avais fait le projet de partir en Grèce en auto-stop. Mon compagnon de route était un baroudeur quasiment professionnel, potier, orfèvre et philosophe, un produit exemplaire du début des années 70. C'est avec lui et sa jeune soeur que nous entamâmes le trajet à partir de Châteauroux. le premier obstacle de ce voyage consista à traverser l'autoroute au niveau d'Aix en Provence car pour des raisons qui m'échappent totalement notre conducteur du moment avait décidé de nous laisser en plan au bord de l'autoroute.

A Aix en Provence je rejoignis Laure qui avait été mon amie au lycée, tandis que mon compagnon de route partait chez des amis à l'autre bout de la ville. Sa jeune soeur avait décidé de continuer le voyage seule vers le sud. Cette nuit-là je rêvais mais plus tard ne me souvenais plus de rien, sauf de quelques mots qui parlaient d'une insolation et m'avertissaient d'un drame imminent. Mon père étant malade depuis 1973, je pensais immédiatement à lui. Le lendemain matin, agitée et comme fiévreuse, je parlais à mon amie de mon rêve. Mes parents passaient leur vacances en Camargue. Brusquement je pris la décision de les rejoindre et de laisser tomber mon voyage en stop. Un sentiment d'urgence me remplissait. Il me semblait que je n'avais pas une seule minute à perdre ...

En quelques instants je me préparai et courus au rendez-vous avec mon compagnon de route. Je lui racontai un bobard, j'avais reçu un coup de fil concernant mon père et je devais annuler mon voyage. Je me précipitai vers la gare et pris le premier autocar pour Nîmes. A Nîmes force me fut-il de constater que mon seul recours pour arriver à ma destination était ... l'auto-stop. Mais cette fois-ci sans chaperon. Je montais dans les voitures les unes après les autres, consciente du risque que je prenais, muée par la nécessité de revoir immédiatement mes parents.

Surpris de me voir, mes parents se réjouirent bien évidemment de ma présence. Il m'offrirent un lit, des repas, de l'amour. Je restais avec eux 3 semaines ne sachant pas pourquoi j'avais eu tant besoin d'être près d'eux, n'ayant constaté aucune insolation et ne comprenant pas pourquoi cette voix m'avait poursuivie depuis Aix en Provence à Nîmes et de Nîmes jusqu'en Camargue en murmurant dans mon dos "dépêche -toi, dépêche-toi, mais dépêche-toi".

Nos vacances s’achevèrent le 30 août 1976 et nous primes la route pour Châteauroux. Le lendemain matin je devais prendre le train pour Paris et ensuite aller en Israël. Ma mère me prit par le bras pour faire quelques achats en vue de ce voyage. Elle me choisit une jupe en jean avec une fermeture éclair sur tout le devant et des sandales. De retour à l'atelier, elle s'assit dans son bureau et moi en face d'elle. Elle téléphona à son oculiste. Elle se plaignit de sa vue qui avait subitement baissé. Il lui donna rendez-vous pour le lendemain.

Le soir-même, ma mère fit une grave hémiplégie. Elle avait débarrassé un peu de vaisselle et c'est sur le carrelage de la cuisine qu'elle s'est écroulée. Quand à moi je roulais à cette heure dans mon train vers Paris. Quand j'arrivai chez ma grande soeur à Saint-Mandé, elle était au téléphone: on venait d'emmener maman aux urgences. Ma soeur et moi primes le premier train pour Châteauroux. C'était un train de nuit bourré à craquer car il continuait vers l'Espagne. Nous étions debout toutes les deux; elle avait un peu plus de 40 ans et moi pas même 20 ans. Ce sont des moments où la souffrance n'existe pas. On écoute les roues, on écoute les roues du train, on écoute seulement les roues du train.



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mercredi 11 janvier 2012

Départs


"Je ne veux plus raconter" dit-elle. "Tout çà me fatigue énormément tu sais". A qui parle t'elle? On ne sait pas. Il semble qu'elle prépare une introduction pour dire quelque chose. Ah, si elle parle encore de son médecin, ce sale type, je me barre, dit-il. Qui est-il? On ne sait pas non plus. Les protagonistes de ce billet ont choisi de rester anonymes. L’une ne veut plus parler, l'autre ne veut plus entendre.

En fin de compte elle s'est décidée à parler de quelqu'un d'autre que Jean Claude parce qu'elle se rend bien compte que tout le monde s'en fout de cet homme là, sauf ceux qui étaient proches de lui et ceux-là justement ne savent même pas qu'elle existe.

Elle va parler de cette magnifique journée estivale qui commença aux "Roches Noires" à Trouville, pour se terminer dans un avion qui la ramenait en Israël. Ce matin-là , sa sœur qui était très diminuée par sa maladie s’était mis dans la tête de marcher pratiquement jusqu'au bout des planches, chose qu'elle n'avait pas faite durant la dizaine de jours qu'elles venaient de passer ensemble. Elles avaient certes marché quelques mètres sur les planches mais n’étaient pas allées plus loin que les courts de tennis. Tout à coup, le jour du départ de sa petite sœur, elle avait décidé d'aller en ville car elle disait vouloir donner des colliers à réparer chez le bijoutier ...

Elles marchèrent tranquillement et pendant longtemps jusqu’à la bijouterie dont il était question. Arrivée là-bas, épuisée, elle s'assit et donna ses colliers à la gérante qui la reconnue et lui apporta un verre d'eau. Puis elle dit à sa jeune sœur " j'aurais voulu t'acheter quelque chose". C’était bien cela, elle avait préparé d'avance cette expédition, depuis plusieurs jours sans doute.

La petite sœur, presque quinquagénaire mais reléguée à jamais dans la catégorie des juniors, choisit des boucles d'oreilles en perles et nacres blanches et vertes. Sa sœur aînée avait les mêmes en violet qu'elle avait achetées dans ce même magasin à une époque belle et vibrante, celle où elle pouvait gambader de ses fières et robustes jambes partout où bon lui semblait, dans les marchés qu'elle aimait tant, le long de la mer, sur les grands boulevards de Paris, dans les allées du bois de Vincennes.

A l’époque elle ne savait pas
combien d’années encore sa sœur survivrait, mais elle savait qu'un jour elle prendrait l'avion comme ce jour-là et ne reviendrait plus que pour un accompagnement dernier. Ces jours de départ étaient à vrai dire une véritable torture, incandescents de peine et embués de larmes, des jours sans cœur. Elle savait aussi que ces boucles d'oreilles seraient là, toujours, tous les jours, pour lui rappeler cet instant, le 15 août 2004, à Trouville sur Mer.

Le même jour, elle roulait dans le train qui l'emmenait de Trouville à Paris. Les genoux sous le menton, la joue contre la vitre, elle avait peur, peur d’être abandonnée par cette personne qui ressemblait quand même beaucoup à une maman mais qui n'en était pas une. Peur parce qu'il lui fallait partir et la laisser derrière elle. Le train arrivait à la gare Saint Lazare. Son visage était sec, ses cheveux en désordre, ses mâchoires serrées. Heureusement qu'à la sortie il l'attendait et lui arracha sa valise des mains.

On aurait dit que toute sa vie il avait manié les bagages. Illico presto ils circulaient en plein Paris et se garaient place de la Madeleine. Ils s’assirent dans un café, l'un à côté de l'autre. Elle lui tira un long monologue sur la maladie de sa sœur. Il écouta longtemps. Il la regardait à peine, les yeux fixés sur l'avenue déserte. Parfois il déplaçait ses épaules, tournait son torse vers elle et posait son regard bienveillant sur elle, comme pour lui confirmer qu'il était là, irrémédiablement là. De temps en temps il disait "je sais bien".

Oui, il voyait bien que çà n'allait pas très fort. Elle ne lui dit pas que dans son sac se trouvait la paire de boucles d'oreilles. Elle ne lui dit pas qu'elle était effrayée comme un oiseau blessé dans la nuit. Elle n'avait pas besoin de le lui dire; il le savait. Ils gardaient ensemble le silence en buvant une tasse de café, puis une autre, puis encore une autre. Il dit subitement qu'il faisait des travaux quelque part, elle a oublié ce qu'il avait dit. Était-ce en Bretagne ou chez lui à Paris? Il lui montra ses mains qui étaient sèches et blanchies par le plâtre. Alors cela devait être à Paris.

L'heure approchait. Elle devait prendre le bus, place de l’Opéra, pour l’aéroport de Roissy. Ils attendirent un bon moment sur le trottoir. Soudain ils parlaient énormément, avec animation, jubilation, presque confusion. Ils parlaient en même temps de tout ce qui leur passait par la tête. Elle se dit qu'elle avait bu trop de café place de la Madeleine.

Plus tard dans le bus elle déposa son bagage et resta debout près de la porte. Lui, demeurait sur le trottoir, l'air décontenancé, les mains dans les poches. Puis, il leva la tête et la regarda fixement de ses yeux bleu opaque où aucune lumière ne jaillissait et aucun reflet ne luisait. C'est 40 secondes plus tard, en baissant les yeux, qu'elle remarqua les traces blanches sur la poignée de sa valise.



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mardi 3 janvier 2012

Tout compte fait

Je suis en manque perpétuel. Le nombre de gens que j'ai aimés et qui ne sont plus augmente. Ils me manquent souvent les uns après les autres comme des mousquetaires dont les performances bien orchestrées se suivraient les unes derrière les autres sans se déranger mutuellement.

J'ai ainsi remarqué que si une personne me manquait, cela revenait en fait à passer un moment agréable avec elle, juste un petit plongeon dans les souvenirs somme toute peu intrépide. Le problème commence quand mes morts se rencontrent. Je m’explique:

Dernièrement je pensais à ma belle-mère Rosalie, qui fut pour moi une véritable mère. Elle est décédée une semaine avant hanoucca et à mon grand désarroi le jour exact de mon anniversaire hébraïque. Quelques jours plus tard, c'est le yahrzeit de ma soeur. Je me souviens avoir fait shiva pendant hanoucca et des lumières douces sur nos larmes. Je pense à ces deux femmes qui ont ourdi ma toile et je veux être heureuse car j'ai eu de la chance d'avoir à mes cotés leur intelligence et leur courage.

Mais je pensais à Jean-Claude aussi, pour qui je n’étais pas une fille mais plutôt une compagne sur un chemin difficile et très étroit où nous marchions ensemble en nous soutenant l'un l'autre et en serrant les dents, car nous le savions, notre parole partagée était une gageure, presque une illusion.

Deux ans après le début de notre correspondance j'avais, à mon grand effroi, découvert que Jean Claude se présentait aux élections européennes dans la liste Europalestine avec Dieudonné. Il ne m'avait rien dit mais savait bien que j'allai finir par le savoir; si une liste européenne pro-palestinienne devait se présenter il en ferait forcement partie. Qu'il soit sur cette liste était donc normal, mais ... "Jean Claude sur une liste avec Dieudonné?" lui écrivais-je "Il fallait bien qu'un jour la goutte d'eau fasse déborder le vase. J'ai été aveugle à ton extrémisme et ta haine." Je claquai donc la porte sur notre correspondance et notre amitié. Il me répondit "Je suis navré de ta décision et je la trouve injuste. Comment peux-tu me dire que je suis plein de haine? Quand m'as-tu vu ou lu haineux?"

Certes, parfois l'un de nous provoquait chez l'autre une colère affreuse; s'en suivait un petit mélodrame bien orchestré qui consistait à déverser sur l'autre mille reproches tout en ramenant très adroitement le dialogue sur sa trajectoire. Et pourtant, malgré cet acharnement à ne pas briser l'échange, nous n'avions aucune ambition, aucun copain ou éditeur ou politicien à impressionner.

Je n'hésitais pas à parler à ma famille de cette correspondance qui les choquait sans-doute, mais ne les étonnait pas outre mesure. Quant à Jean Claude il en parla parait-il à quelques proches. En mon for intérieur je savais bien qu'il ne pouvait pas se permettre de leur dire la vérité; je ne jouais pas le jeu, j'étais une vendue à l'impérialisme et au sionisme qu'il abhorrait. Je n'étais pas de ces israéliens qu'il aimait récupérer pour en faire des images emblématiques.

Sur ce chemin impossible, tout était difficile mais aussi tout était permis. Ne nous entendant sur rien, sauf sur la poésie, nous n'avions plus besoin de plaire, nous n'avions plus besoin des apparences. Ainsi, mises à nu, nos faiblesses, nos angoisses et nos souffrances pouvaient-elles remonter à la surface dans toute leur médiocrité et laideur sans avoir quoi que ce soit à craindre. Malgré ou à cause de nos différences insurmontables, nous étions incapables de nous discréditer l'un l'autre à un niveau personnel. Nous devînmes de véritables amis.

Tout compte fait, je ne sais ce qui est le plus dur, sa disparition ou le fait que je ne puisse pas partager ma peine avec ses amis et sa famille. Moi qui m'étais bien gardée de traiter Jean Claude comme un substitut de père (il avait pourtant 27 ans de plus que moi), après sa mort je me retrouve orpheline. Non pas de lui mais de la mémoire. En un instant, l'instant de sa mort, la mémoire de ce que je fus pour lui a disparu dans le silence. Ce silence de la mer, qu'il se reprocha jusqu'au bout de n'avoir su garder.

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