vendredi 20 mars 2009

La musique

Mes premiers mots ne furent pas des mots mais des notes. A vrai dire je n'étais pas consciente de la signification de ce que j'écrivais. Me Hadt, la professeur de piano de ma sœur, me faisait tracer des lignes sur le tableau noir, avec tout d'abord sur la gauche, un grand signe qui s'appelait une clé. Il y avait , aux dires de Me Hadt, deux clés : celle de do et celle de fa. J'avais quatre ans. je barbouillais sur le tableau des clés de fa. La clé de do, je n'y arrivais pas, Me Hadt la traça pour moi. Alors, je pouvais dessiner des petits ronds entre les lignes. En plein sur la ligne du bas, c'était le mi. Juste au dessous de la ligne c'était le ré. Et puis le fa, confortablement calé entre la première et la deuxième ligne. Ma soeur jouait du Chopin. Me Hadt très diligente la surveillait de près.

Pendant ce temps-là , je jouais avec les ronds. Ce qui m'amusait c'était que chaque rond s'était pris d'amitié avec un son. C'était comme à la maternelle; avant d'entrer en classe nous nous mettions en rang, deux par deux. Moi je tenais toujours la main de Françoise et elle, elle tenait ma main. Moi j'étais le mi et elle elle était le son du mi et ensemble nous étions en harmonie, nous avions confiance en la vie. Ré, mi, fa, chantai-je alors que Me Hadt tapotait le devant du piano avec sa baguette et que ma soeur se redressait d'un seul coup. Ré, mi, fa chantai-je. Je pris la craie blanche et dessinai à coté du fa, un quatrième petit rond de nouveau au milieu de la ligne, puis un autre allongé sous la ligne. J'allai tirer la jupe de Me Hadt et elle lut ce que j'avais dessiné : fa, mi, ré lui dis-je. Ré, mi, fa, mi, ré.

Me Hadt est morte
il y a si longtemps. Elle ne sut jamais quelle influence elle eut sur ma vie. Elle ne sut jamais à quel point je l'adorais, la vénérais. Quand j'eus cinq ans à peu près, elle commença à me donner des leçons de piano. Elle était exigeante, sans pitié même. Tous les mercredis, comme une automate, je descendais la rue Nationale et faisait le chemin pratiquement les yeux fermés. J'étais toujours à l'heure. Après dix ans de travail acharné, elle me permit de jouer du clavecin dans son salon. Me Hadt demanda à M.Hadt de venir et cette imposante et ténébreuse personne m'écouta jouer en silence. Plus tard il ne dit rien et me regarda monter au premier étage avec Me Hadt là ou se trouvait sa salle de travail.

La tortue centenaire: j'étais déçue. M. Hadt n'avait rien dit. Je ne savais pas comment interpréter son silence. Me Hadt regardait par la fenêtre alors j'allai parler à la tortue. Elle était centenaire et vivait près du poêle dans la pièce du premier étage. Je caressai la carapace de l'animal, gravement. Il fallait des années de travail avant que Me Hadt emmène ses élèves au rez-de chaussé jouer du clavecin. M.Hadt devait être présent. Était-ce un rituel de passage? Le signe d'une promotion quelconque dans l'estime des deux pianistes? Pourquoi attendre si longtemps? J'étais déçue. M.Hadt n'avait rien dit.

Plus tard je cessai mes cours de piano. Je continuai à jouer et à écrire des chansons. Plus tard encore quand j'avais presque 20 ans, ma mère fit une grave hemiplégie et mes mains se figèrent sur le clavier - si je dis à jamais, me croira-t'on? A jamais ...

Souvent j'ai pensé au visage hermétique de M.Hadt le jour du clavecin. Il me fallut des décennies pour comprendre que les mots que j'attendais n'avaient pas été dits après ma séance de clavecin mais avant.

- La petite aux cheveux frisés, avait dit M. Hadt à Me.Hadt quelques jours auparavant, je l'écoute depuis un moment tu sais, on l'a met au clavecin mercredi?
- Déjà? Tu crois qu'elle est prête?
- Tu as fait du bon travail ma chérie. Félicitations.

Les deux professeurs de piano qui n'avaient jamais eu d'enfants continuaient de prendre leur diner ensemble dans le clair-obscur du rez de chaussé et pendant que Me Hadt, les joues humides, se mouchait dans sa serviette, M. Hadt enfournait des bouts de salade dans le bec affamé de la tortue centenaire en fredonnant : "ré, mi, fa, mi, ré".


Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2009