jeudi 14 août 2008

La leçon de piano

Préambule: dans le passé j'avais deux soeurs. Quand à la fin de la journée je disais à mon mari "au fait ma soeur m'a appelée", il rétorquait "laquelle?". Aujourd'hui il se contente de demander "ah .. et comment elle va?". Aujourd'hui j'ai deux soeurs, toujours, mais celle qui est morte ne me donne plus son avis sur rien. Elle me fait confiance. Elle sait qu'à mon âge on sait se guider toute seule dans la vie. Mon autre soeur qui est vivante fête aujourd'hui son soixantième anniversaire. C'était ça en fait que j'essayais de dire.

La permanence: ma soeur avait huit ans quand je suis née. Je ne me souviens pas d'elle enfant mais ma première image d'elle est celle d'une fille de douze ans assise au piano à coté de Madame Hadt. J'assistais aux leçons de piano en barbouillant des signes sur le tableau noir du professeur ou en restant assise à jouer avec la tortue. Me Hadt avait une tortue centenaire qui vivait à coté du poêle. Beaucoup de choses dans ma tête étaient totalement fluctuables, temporaires et vouées a la désintégration imminente, mais l'image de ma soeur à son piano, de Me Hadt diligente et de la tortue immortelle, tout cela contribuait à me faire penser que le monde, après tout, était peut-etre une chose permanente sur laquelle on pouvait compter.

Premier départ: Quand ma soeur est montée à Paris faire ses études, j'avais onze ans et mon enfance s'achevait sans faire de bruit et seule Me Hadt était toujours à l'heure, toujours présente. Bien que déjà grande, je m'asseyais encore près du poêle pour jouer avec la tortue centenaire. Ma soeur qui était aussi mon professeur de la vie, me manquait.

Deuxième départ: quand ma soeur s'est mariée, j'avais quinze ans. J'étais en rage, non pas de la voir heureuse avec un jeune homme bouillant de vigueur et d'esprit ... non ... j'étais en rage parce que c'était l'heure de montrer sa rage. C'est à cette époque que je suis devenue nulle en maths et physique du jour au lendemain et que j'ai interrompu mes leçons de piano avec Me Hadt. Elle avait été mon professeur et moi son élève pendant dix ans. J'avais appris à écrire les notes avec elle, avant d'avoir appris a lire et écrire tout autre langue.

Troisième départ: quand ma soeur a émigré en Israel, j'avais 19 ans. Je lui ai rendu visite dans son kibboutz. C'était reposant de voir cette communauté pastorale qui vivait en apparente harmonie, tous ces petits bambins qui couraient librement dans tous les sens, les vaches, les chevaux, les blés, comme dans les souvenirs de mon enfance à Preuilly. Et puis aussi, il y avait un sentiment de solidité, de sécurité, de permanence que je n'avais pas connu ... oui ... depuis les leçons de piano de Me Hadt.

Épilogue: Deux ans plus tard c'est moi qui ait rejoint ma soeur. Elle est restée au kibboutz trois ans, moi quinze. Depuis nous faisons notre vie ensemble, nous nous regardons grandir mutuellement. Les huit ans qui nous séparent ne veulent plus rien dire depuis longtemps. Je ne joue plus le piano depuis plus de trente ans, mais ma soeur joue encore et même donne des leçons. Quand je lui rends visite je la retrouve assise face au clavier, droite sur son tabouret, la tête baissée à un angle très précis, un léger sourire sur les lèvres, consciencieuse, attentive. Et moi sur le tableau noir, je continue à grabouiller des signes qui deviennent des mots.


Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2008

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour tous ces souvenirs que tu nous offres.Ca fait toujours du bien un retour dans le passé.

Début Août, j'y ai fait, moi aussi,un retour. Le présent est souvent plus pénible à vivre.

Muse a dit…

belle histoire que tu nous livre là l'émotion est au bout de la lecture.